À propos de l'exposition à la croisée, des territoires, des regards
Regard d’un géographe sur l’exposition

À la croisée des routes, usines et jardins, Capucine Lageat et Antoine Perroteau donnent à voir certaines des grandes transformations qui traversent nos territoires. Usant d’une photographie qui documente, ils interrogent notre place dans des environnements qui évoluent au gré du temps et des mutations politiques, sociales et économiques.

Une attention particulière est portée aux marges, aux territoires en périphérie des centres de concentration de richesses et de pouvoirs. Les séries Sur la trace du sillon industriel et Au-delà de la ligne 689000 nous permettent d’arpenter un quartier urbain désindustrialisé et une région rurale au cœur de la diagonale des faibles densités. Face à des espaces souvent stigmatisés et associés à des représentations négatives, les deux photographes renseignent avec justesse le bâti, ses évolutions et ses permanences. À Liège, on perçoit ainsi les traces omniprésentes d’un héritage industriel, témoin des richesses d’hier. La cheminée d’une ancienne usine trône sur le quartier et ses briques rouges. Dans le nord du Cher, on suit une ligne de train abandonnée, symbole du retrait de la puissance publique de ses territoires. Les rails tracent une voie d’exploration. Après le départ d’une partie de la population, des activités et des équipements, on y entrevoit ce qui reste. On croise en chemin la beauté de paysages naturels et les marques silencieuses d’une forme de déprise.

Le duo de photographes semble également vouloir nous interroger sur le devenir. La série Ivry-Port, Glissements Paysagés se penche sur une friche industrielle, un vide urbain au cœur d’une métropole mondiale. Ces espaces transitoires de contraste sont souvent associés à des formes d’engagement associatif ou politique. Ils apparaissent ici comme une page blanche, laissant libre court à nos imaginaires. Entre spéculation foncière, enjeux sociaux et transition environnementale, qu’en sera-t-il ? Les questions que nous posent ces photographies introduisent ainsi la dernière série ; Construire l’habiter traite d’une forme alternative d’habitat, l’habitat participatif. Par leur regard, on intègre et découvre cette voie de réappropriation collective de l’espace, cette façon d’habiter autrement. À contre-courant des dynamiques néolibérales qui façonnent et transforment les territoires, qui les font centre ou les marginalisent, jardins et bancs collectifs achèvent notre cheminement le long de cette exposition et dessinent d’inspirantes perspectives.

Anton Paumelle
géographe doctorant à l’EHESS





À propos de la série Construire l’habiter
HS « Paysage photographié » - Revue 303

Habiter c’est être, c’est être dans le monde, c’est aussi se construire en construisant le monde. Capucine Lageat & Antoine Perroteau travaillent les modes d’habiter les paysages. Grâce à la bourse photographique Mécène & Loire #2 (2020), sur le thème « Ecologie et urbanisme », leur série photographique Construire l’habiter pose le regard sur les habitats participatifs dans le Maine & Loire et les possibilités d’appropriation populaire des territoires.

Jeunes artistes travaillant en duo, Capucine & Antoine déploient une réflexion autour des problématiques liées à l’espace social, dans laquelle s’inscrit Construire l’habiter. L’habitat participatif repose sur une démarche citoyenne. Des groupes de citoyens conçoivent, créent et gèrent leur habitat collectivement, en combinant espaces privatifs et communs. Ce processus est généralement innervé d’une vision solidaire et écologique.

Vierges d’idées à priori, les artistes ont néanmoins adopté deux positions. D’une part, ne pas photographier les habitants dans leur lieu de vie, ce qui les intéressait était la création commune qui les avait réunis. D’autre part, travailler le polyptyque sur pellicule, en élaborant un processus grâce à un appareil argentique.

Dans cette notion de polyptyque réside l’originalité de leur approche de la photographie de paysage. Le duo a travaillé au trépied en prenant des repères visuels dans le paysage et en réalisant plusieurs vues côte à côte. Au tirage, ils ont préalablement scanné en bande plusieurs des photographies bout à bout sur la pellicule, gardant le cadre noir du film et ses références. C’est au développement qu’ils découvrent le panoramique en polyptyque. Travailler le polyptyque est une manière d’affirmer qu’il n’y a pas un seul photographe, Capucine & Antoine modulent ensemble, sur le terrain.

« Nous avons une formation de plasticiens, et non de photographes. Nous sommes donc habitués à penser les formes, à expérimenter sans trop nous reposer sur des habitudes de représentation. En même temps, nous sommes portés par des sujets de société tels que la désindustrialisation, le droit à la ville et l’appropriation populaire. Nous souhaitons ainsi concilier la forme et le sujet. Ou peut-être pourrions-nous dire que nous cherchons une tension entre expérimentations formelles et recherche documentaire. »1. La représentation du paysage adopte généralement le format paysage, horizontal, afin d’embrasser du regard un point de vue le plus large et vaste possible. Capucine & Antoine ont choisi le format portrait pour chaque prise de vue mais qu’ils présentent en polyptyque horizontal de 2 à 4 images, recomposant ainsi le paysage. Comme le peintre qui a sous les yeux un paysage et le compose sur sa toile, le duo compose le polyptyque panoramique à la prise de vues, directement sur la pellicule. « Migrer du numérique vers l’argentique impose un tout autre temps de fabrication des images ».

Véritable travail de terrain plutôt que travail de retouche informatique, ces incursions régulières dans un paysage leur sied mieux. Ils étirent notre cadrage naturel et agrandissent notre vision sans qu’on en soit vraiment conscient car ils découpent le paysage avec le noir. Les lignes noires de la pellicule nous mènent dans un aller retour entre un premier coup d'œil panoramique puis une lecture plus attentive de l’image en mouvement comme un travelling cinématographique.

Ce processus de composition des paysages produit à l'œil une sorte d’étrangeté plus ou moins perceptible selon le polyptyque. La continuité de l’image est imparfaite, ce qui crée des sortes d’incohérences visuelles. Au-delà du caractère documentaire que pourrait revêtir la série Construire l’habiter, c’est dans la tension avec la composition des polyptyques et ce sentiment d’étrangeté que se construit la fiction plastique et l’imaginaire sur la vie des habitants totalement à l’oeuvre dans l’image, même s’ils en sont absents visuellement. Laissons la parole à ces derniers pour conclure : « Si les photographies des logements sont vides d’habitants, c’est, en plus d’être une volonté des photographes, une façon de vous laisser plus de place, d’être indiscrets, voyeurs, que vous puissiez déambuler, vous installer, vous approprier les lieux, vous donner envie d’habiter différemment, de venir nous rencontrer... ».

1 Toutes les citations sont extraites de Capucine Lageat et Antoine Perroteau, Des horizons étendus, catalogue édité à l’occasion de l’exposition « Des horizons étendus », présentée au RU - Repaire Urbain du 17 septembre 2021 au 29 janvier 2022

Julie Sicault Maillé
Janvier 2023





À propos de la série Sur la trace du sillon industriel
Résidence RAVI, Liège

Au XIXe siècle, l’essor industriel va de pair avec le développement urbain. Les milieux ruraux sont délaissés au profit d’agglomération industrielle, promesse de travail et salaire. Les charbonnages et les usines pullulent tandis que les quartiers résidentiels s’y collent directement afin d’assurer une main d’œuvre toujours prête au pied levé. Les villes s’organisent autour des activités industrielles, principal lieu d’animation de ces nombreuses décennies.

Depuis lors, la révolution industrielle a laissé place à d’autres innovations. Les lumières se sont éteintes dans de nombreuses industries, les travailleurs ont trouvé d’autres occupations, les quartiers ont vu passé une génération puis bientôt une autre et encore une autre…

Capucine Lageat et Antoine Perroteau nous proposent un regard sur les vestiges industriels délaissés, voire oubliés, dont le paysage liégeois est largement parsemé. Ce duo d’artistes a déambulé dans les quartiers ouvriers de la région pour les observer et en capter des images. Ces dernières offrent à voir rues et habitations avec pour toile de fond une ruine industrielle, qui représente généralement « un repère artificiel en hauteur, similaire à un clocher d’une église », précise le duo. Un intérêt patrimonial, social et politique sous-tend cette démarche.

Malgré l’absence de figure humaine dans cette œuvre, la dimension sociologique est abordée par un questionnement historique et prospectif. L’extinction des usines a conduit à un important chômage ainsi qu’à une perte d’identité. Les photographies des artistes montrent des rues presque figées dans le temps sans expliquer comment leurs habitants évoluent dans notre société.

Par ailleurs, la présence des ruines industrielles sur les photographies conduit à interroger cette logique urbaine tournée vers le passé. L’obsolescence des usines et autres lieux industriels remet en question la construction des villes autour de ces lieux vidés de toute activité. L’impuissance des autorités à imaginer un futur pour ces vestiges est soulevée en substance dans cette œuvre.

Les deux artistes pointent cet immobilisme tout en suggérant le regard du piéton. La déambulation et la dérive sont très importantes dans leur travail. Ces deux aspects apportent une dimension situationniste, avec l’idée de la marche qui pourrait structurer les quartiers et les villes. La conception de ces dernières par le mouvement et non selon l’habitat et selon un éphémère lieu de travail ouvre d’autres perspectives.

Capucine Lageat et Antoine Perroteau se sont concentrés sur la périphérie liégeoise : Cheratte, Oupeye, Sclessin et Ougrée. Au-delà du questionnement politique inhérent à leur œuvre, ils s’intéressent à l’architecture et son esthétique. Sur leurs photographies, la lumière percute les briques et la rouille et leur donnent corps dans une large variation de tonalités et de formes.

Ce travail est notamment décliné dans un projet d’édition, un support qui permet de traiter avec plus de liberté ce très vaste territoire. Sur certaines pages, les photographies côtoient des commentaires des deux artistes, soucieux de partager leur expérience. Un montage de plans séquences de vidéos donne, par ailleurs, à voir plusieurs panoramas de ces quartiers. Enfin, cette résidence a été l’occasion pour les artistes d’expérimenter d’autres moyens d’expression, tels que la stéréoscopie ou l’impression en transparence sur plexiglas. Ces médias donnent aux photographies une tonalité et une texture historiques très à propos.

Thibaut Wauthion
historien de l'art et commissaire d'exposition