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Depuis l'effondrement du régime de Ceaușescu en 1989, la Roumanie a vécu une émigration massive qu’elle peine encore à endiguer. Alors que le pays revendique une intégration à l’ensemble des traités de l’Union européenne, nombre de ses ressortissants peuvent déjà se considérer comme profondément européens car ils ont vécu dans différents pays d’Europe et maîtrisent plusieurs langues. Au nord-ouest, la Transylvanie s’est toujours située à la croisée des cultures. Ici se croisent des Roumains qui désirent partir et ceux qui rêvent au contraire de se reconstruire une vie dans leur pays natal, mais aussi de nouveaux immigrants venus de l’Ouest ou du Sud global, et pour qui la Transylvanie représente une chance inattendue.
Série de photographies réalisée lors d'une carte blanche de l'Institut français de Cluj-Napoca avec le soutien du programme Culture Moves Europe piloté par le Goethe-Institut.
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À Turda, nous rencontrons l'artiste plasticien Liviu Bulea, qui vit à Berlin depuis longtemps, après avoir vécu à Vienne et à Cracovie. En nous faisant visiter la ville industrielle où il a grandi, il se souvient de son enfance passée à errer, tandis que sa mère travaillait constamment pour assurer le strict nécessaire. La ville industrielle de Turda a lourdement subi le choc économique des années 90, laissant longtemps son centre-ville à l’état fantomatique, à l’image du cinéma abandonné. Les subventions européennes permettent aujourd’hui à la municipalité d’engager des chantiers de rénovation qui permettent petit à petit de faire revivre la ville. L'artiste, qui est également commissaire d'exposition, souhaite désormais développer des résidences de création en Roumanie afin de stimuler les disciplines contemporaines qui ne bénéficient pas d'un financement substantiel. Liviu tient à nous présenter la Maison de la Culture de Turda, un imposant bâtiment dont le chantier de démolition débute sans jamais avoir été inauguré puisque sa construction a été stoppée net avec la chute du régime communiste en 1989. À deux pas, nous apercevons un immeuble d’habitation dont le chantier n’a jamais été terminé. Les logements sociaux construits sous le gouvernement de Ceaușescu ont été revendus à bas prix aux anciens locataires après 1989, et les bâtiments sont depuis gérés comme copropriétés, laissant aux associations de propriétaires les charges et la gestion des parties communes qui peut devenir difficilement soutenable.
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Tandis que les enseignants sont déchargés de cours en France pour les vacances d’avril, Ioana profite du doux printemps Transylvain. Vivant à Paris, où elle travaille, elle est en vacances à Cluj, où elle a fait des études de lettres et ethnologie dans les années 2000. Ioana se souvient du choc culturel de 1989 qui l’a amené à migrer à l’Ouest. Les plus jeunes générations n’échappent pas au désir de partir vivre à l’étranger. Au lycée bilingue roumain-français Mihai Eminescu de Cluj-Napoca, nous rencontrons Flavia. Avec un français quelque peu hésitant, la lycéenne nous parle de son souhait d’étudier la littérature et d’approfondir son italien. La jeune femme est née en Italie de parents roumains, partis travailler durant plusieurs années dans un hotel à Ravenne. Avec une situation économique difficile en Roumanie, la jeune fille souhaite repartir vivre en Italie où ses parents veulent aussi s’installer définitivement. Dans la forêt de Făget nous rencontrons Laura, qui parle couramment anglais. À sa naissance, ses grand-parents ont acheté un terrain constructible en lisière de forêt pour sa famille. Son père est régulièrement parti travailler à l’étranger pour mettre de l’argent de côté, et après 18 ans d'économie, ses parents peuvent enfin réaliser leur rêve en commençant la construction de leur maison. Mais la jeune femme envisage de partir vivre à l’étranger après ses études. Si sa famille a émigré avant elle, elle note un fossé entre les générations.
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« Avant on disait que la Roumanie c'était le meilleur pays au monde, et tout d’un coup, après le communisme, tout ce qui venait de l'Ouest, c'était merveilleux ! »
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Devant l’université Babeș-Bolyai, nous rencontrons deux étudiants nigérians, Marvis et Gabriel, qui y étudient les sciences politiques dans la capitale transylvanienne où il est encore rare de croiser des ressortissants africains. Pour des frais d’inscription concurrentiels, ils ont ainsi la possibilité d’étudier en Europe avec un diplôme reconnu au niveau communautaire. L’ouverture partielle de la Roumanie à l’espace Schengen permet désormais aux étudiants extra-communautaires de voyager librement en Europe, leur permettant d’enrichir leur séjour. Mais les universités de Cluj profitent aussi aux européens ; confrontée aux manque de place dans les écoles vétérinaires françaises, Chloé échoue à deux reprises le concours et doit alors envisager les écoles étrangères pour exaucer ses vœux. Elle doit désormais s’installer dans un pays qu’elle ne connaît autrement que par quelques préjugés, mais tombe immédiatement amoureuse de la ville. Le club de pompom lui permet de s’intégrer pleinement dans la communauté des étudiants francophones, qui sont essentiellement issus des cursus de médecine, dentaire et vétérinaire.
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« Dans ma tête, je pensais que j’allais être prise direct. En fait, je me suis rendue compte que la sélection est très très importante aussi à l’étranger. »
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« Mes parents sont partis à l’étranger pour revenir et avoir la paix et la tranquillité. Mais moi, je veux du changement, et je veux vivre des expériences ! »
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À deux pas de Cluj-Napoca, la forêt de Făget s’étend à perte de vue, offrant aux clujiens un lieu de loisir et de balades. Une forme de respiration bienvenue face à l’urbanisme rapide vécu par les habitants de Cluj. Dans le quartier de Bună Ziua, des lotissements modernes côtoient les quelques maisons traditionnelles qui subsistent. Le développement urbain s'est accompagné d'une forte hausse des prix de l'immobilier en Roumanie. Alors que le salaire moyen roumain a dépassé 850 euros (un peu plus de 4 000 lei), l'inflation fait également grimper le prix des denrées alimentaires courantes, qui dépendent fortement des importations. La situation participe à la nostalgie de nombreux roumains vis-à-vis de la nature, alors que l’exode rural a été aussi brusque que l’émigration massive qui a suivi les bouleversements économiques des années 90. Dans le petit village de Sarata, dans le département de Sibiu, de nombreux Roumains pratiquent encore aujourd'hui une agriculture de subsistance, le plus souvent en complément d’une activité salariée dont les rémunérations ne sont pas suffisantes pour vivre. Nous y rencontrons un couple de trentenaires franco-roumains. Originaire de la ville de Brasov, Simina a rencontré son compagnon en France. Le couple a voyagé durant plusieurs années en Europe de l’Ouest, traînant leur caravane avec four à pain intégré et séjournant dans des communautés alternatives. Le couple s’est installé dans cette zone rurale dépeuplée et vieillissante pour y installer un atelier bois participatif et développer une agriculture vivrière. Ils nous invitent à grimper sur le plateau qui surplombe Sarata pour admirer les plaines fertiles qui s’étendent à perte de vue au nord, ainsi que la forêt qui prolonge la chaîne des Carpates au sud. Le village, affecté par l’exode rural massif, est visiblement très isolé.
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